Nous vous ramenons en Alberta en juillet 2020. À cette date, la Cour d’appel de la province rendait un arrêt dans lequel elle prononçait l’arrêt des procédures à l’égard d’une plainte disciplinaire visant un membre du Barreau de l’Alberta, et ce, sur la base essentiellement des délais encourus par les procédures. La Cour d’appel de l’Alberta en venait alors à la conclusion que, sur les 53 mois de la période litigieuse, près de 32 mois constituaient un délai injustifié. Le poursuivant a par la suite sollicité la permission d’en appeler devant la Cour suprême du Canada.
Le 8 juillet 2022, la Cour suprême prononçait son arrêt au sujet de cette affaire (Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29). Celle-ci en venait à la conclusion que les délais en cause, bien que longs, ne justifiaient pas un tel arrêt des procédures en ce qu’ils n’étaient pas excessifs. Il n’est donc pas question d’importer du droit criminel la notion de plafond en matière de droit administratif. En présence de délais pouvant fonder un abus de procédure, la Cour ajoute que d’autres remèdes doivent être envisagés préalablement au prononcé d’un arrêt des procédures (réduction de la sanction, partage des dépens, etc.). Cet arrêt fut une belle occasion pour la Cour de revenir sur l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour cause de délais excessifs en droit administratif, application qui doit être guidée par les critères cumulatifs suivants :
- le délai doit être excessif ;
- ce délai doit avoir directement causé un préjudice important ;
- une fois ces deux conditions réunies, un délai constituera un abus de procédure s’il est manifestement injuste envers une partie, par exemple en affectant son droit à une défense pleine et entière, ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice.
La question qui se pose alors en date de ce jour est : quel est l’impact de cet arrêt dans notre domaine de pratique ? Après avoir étudié l’ensemble des décisions québécoises citant ou référant à l’affaire Abrametz, nous en venons aux constats suivants.
En matière d’arrêt des procédures
Trois affaires où les professionnels demandaient l’arrêt des procédures pour cause de délais excessifs ont été portées à l’attention du Tribunal des professions, et coup sur coup, celui-ci a refusé de prononcer l’arrêt des procédures.
Dans la première affaire, le professionnel a été en mesure de démontrer que le délai de dix (10) ans dont il était question se qualifiait de délai excessif, mais il n’a pas été en mesure de démontrer que ce délai a été la cause d’un préjudice important1.
En ce qui concerne les deux autres affaires, le Tribunal s’est basé sur le fait que les professionnels en cause n’ont pas fait la démonstration que les délais allégués les avaient empêchés de présenter une défense pleine et entière pour rejeter leur demande2.
Rappel des normes d’intervention en appel
Cet arrêt comporte également un rappel d’intérêt eu égard à la notion d’erreur manifeste et déterminante qui balise l’intervention d’un tribunal d’appel en rappelant que :
[113] […] n’est pas libre de modifier des conclusions factuelles simplement parce qu’elle n’est pas d’accord avec le poids à attribuer aux éléments de preuve à la base de la conclusion. Une erreur est manifeste lorsqu’elle relève de l’évidence et qu’il n’est pas nécessaire de réexaminer toute la preuve pour s’en apercevoir; elle est déterminante lorsqu’elle a influencé la décision.
[Nos soulignements]
Ce principe, réitéré dans Abrametz, est repris à plusieurs occasions par le Tribunal des professions pour exemplifier ce qu’est une erreur de mixte de droit et de fait ou une erreur de faits permettant que celui-ci intervienne.
C’est également l’occasion pour la Cour suprême d’indiquer qu’en matière d’examen de questions d’équité procédurale en appel, la norme applicable est celle de la décision correcte. C’est donc l’occasion pour elle de compléter les enseignements rendus dans l’arrêt Vavilov3.
Délais et droit disciplinaire
Cette décision est également citée par les instances disciplinaires québécoises pour rappeler le caractère sui generis du droit disciplinaire, lui qui est au confluent du droit civil et du droit criminel. Bien qu’il s’en inspire, il n’est pas question d’importer bêtement leurs enseignements sans faire les adaptations nécessaires. En effet, il est question de maintenir la discipline au sein d’une sphère d’activité privée et limitée.
Ainsi, dans des contextes de permission d’en appeler de décisions interlocutoires rendues par les conseils de discipline, le Tribunal des professions s’est appuyé sur cette affaire pour justifier en partie ses rejets en mettant de l’avant que la Cour suprême a alors rappelé l’importance de traiter les plaintes disciplinaires dans les meilleurs délais. Il en va notamment d’une saine administration de la justice que les instances disciplinaires puissent être instruites avec diligence4.
Par ailleurs, bien que la notion de réduction de la sanction pour cause de longs délais ne soit pas nouvelle en soi, nous avons répertorié une affaire où les parties, présentant alors une recommandation conjointe, se sont appuyées sur cet arrêt pour justifier de revoir à la baisse la sanction à être imposée en raison des délais d’enquête5.
Conclusion : l’arrêt Abrametz n’a pas été le coup de tonnerre redouté
Somme toute, et d’une façon quelque peu surprenante, nous constatons donc que l’arrêt Abrametz n’a pas été le coup de tonnerre tant redouté. En fin de compte, les critères permettant l’arrêt des procédures pour abus de procédure en matière de droit administratif pour cause de délais excessifs ont été réitérés et force est de constater que rarissimes sont les cas d’application d’une telle doctrine.
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[1] Beaulieu c. Optométristes (Ordre professionnel des), 2023 QCTP 20
[2] Psychologues (Ordre professionnel des) c. Stotland, 2023 QCTP 42 et Bégin c. Comptables professionnels agréés (Ordre des), 2023 QCTP 53
[3] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.
[4] Heidary c. Dentistes (Ordre professionnel des), 2023 QCTP 62 et Ruparelia c. Dentistes (Ordre professionnel des), 2023 QCTP 63.
[5] Médecins (Ordre professionnel des) c. Toren, 2022 QCCDMD 28.