Retour sur le jugement de la Cour d’appel Forcier & Frères ltée c. Ville de Malartic
Le 12 mai 2023, la Cour d’appel du Québec rend jugement sur le pourvoi intenté par l’appelante, Forcier & Frères, relativement à un jugement de la Cour supérieure rejetant son action en responsabilité civile contre l’intimée, Ville de Malartic1.
Contexte du litige
En 2005, la Ville de Malartic rencontre des problèmes d’approvisionnement en eau. Des experts sont mandatés par l’intimé et ceux-ci sont en mesure d’identifier une source d’eau souterraine alternative. Cette dernière est située dans l’emprise d’un banc d’emprunt qui est exploité par plusieurs entreprises de la région.
Les expertises démontrent que l’eau située dans cette source alternative est d’une excellente qualité, mais menacée par la contamination de surface, notamment par les activités d’extraction de gravier dans le secteur. L’intimée décide donc d’adopter une première résolution, qui prévoit que la Ville cessera de retenir les services des entreprises exploitant le banc d’emprunt. Celle-ci est finalement abrogée et suivie par une nouvelle résolution, celle du 28 novembre 2007 et au centre du litige, où la Ville prévoit qu’elle n’utilisera plus, pour ses besoins en gravier, celui qui provient du banc d’emprunt visé. Une clause à des fins équivalentes est également incluse dans ses contrats d’appels d’offres.
En 2008, un second rapport d’experts note qu’en raison de la poursuite des activités dans le banc d’emprunt, l’eau souterraine est soumise à un risque non négligeable de contamination. Ce rapport mène l’intimée à intenter un recours en injonction contre les entreprises continuant d’exploiter le gravier du banc d’emprunt et elle obtiendra gain de cause au stade provisoire, mais pas au stade permanent. À partir de 2013, seule l’appelante continue ses activités d’extraction dans le banc d’emprunt, et dépose un recours en responsabilité civile contre l’intimée.
Le cœur du jugement de la Cour d’appel
Ce jugement de la Cour d’appel est particulièrement important en ce qu’il est le premier au Québec à appliquer l’arrêt Nelson (Ville de) c. Marchi2, relativement à la distinction entre les décisions politiques et opérationnelles en droit municipal.
La question au centre de ce jugement est donc celle de déterminer si, en concluant que les décisions de la Ville étaient de nature politique et que l’intimée n’a pas été de mauvaise foi ou irrationnelle dans la prise de ces décisions, la Cour supérieure a commis une erreur révisable.
L’évolution de la jurisprudence a mené au constat selon lequel une autorité publique bénéficie d’une immunité concernant les décisions de politique générale fondamentale, décisions qui se rapportent à une ligne de conduite tout en reposant sur des considérations d’intérêt public, c’est-à-dire des facteurs économiques, sociaux ou politiques3.
Ainsi, afin de déterminer si l’immunité de droit public est applicable en l’espèce, soit en déterminant si les décisions prises par l’intimée sont de nature politique, la Cour d’appel reprend notamment les quatre facteurs énumérés par la Cour suprême dans l’arrêt Nelson, soit (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide, (2) le processus suivi pour arriver à la décision, (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs4.
La Cour applique donc ces quatre critères aux faits en l’espèce. Le Tribunal note d’abord que les décisions en litige ont été prises par le conseil municipal, principale entité décisionnelle de la Ville et composée de membres ayant l’obligation d’agir dans le meilleur intérêt de la population de la Ville.
Puis, la Cour fait état du processus suivi pour arriver à de telles décisions, soit une longue évaluation environnementale et la considération d’autres alternatives pour assurer la protection de l’eau souterraine située dans le secteur du banc d’emprunt. Les décisions prises par l’intimé ne visaient pas seulement l’appelante, mais étaient plutôt d’application générale et prospective, critères d’ailleurs qui, selon l’arrêt Nelson, militent en faveur d’une décision relevant de la sphère politique5.
Relativement aux considérations budgétaires, la Ville a notamment pris en considération les contraintes économiques liées à une possible contamination de la source d’eau souterraine, soit que devant une telle situation, l’intimée n’aurait pas les ressources financières pour assurer la construction d’une usine d’eau potable.
Finalement, il ressort clairement des décisions prises par la Ville que celles-ci furent basées sur une balance d’intérêts concurrents, soit entre les ressources minérales et celles en eau potable, les secondes étant considérées davantage importantes par l’intimée et cela se reflétant dans les décisions qu’elle a prises.
Bref, la Cour d’appel arrive à la conclusion qu’en décidant de ne plus s’approvisionner en gravier dans le secteur du banc d’emprunt par la prise de sa deuxième résolution, la Ville a pris une décision d’ordre politique. Le fait d’inclure une clause au même effet dans ses contrats d’appels d’offres n’est que le reflet de cette décision politique, et non pas la mise en œuvre opérationnelle de cette dernière. La Cour finit en précisant que la Ville n’a pas agi de mauvaise foi ou de façon irrationnelle, considérant que la preuve scientifique établit clairement que la nappe phréatique est vulnérable et que l’intimée a seulement agi de façon à la protéger, en fonction des intérêts qu’elle jugeait davantage importants, soit les ressources en eau potable.
Conseils aux villes et aux municipalités dans la gestion de leurs décisions
À la lumière du jugement rendu par la Cour d’appel du Québec et de son application des critères établis dans l’arrêt Nelson, certains conseils peuvent être donnés aux villes et municipalités afin que ces dernières s’assurent que leurs décisions bénéficient de l’immunité de droit public, en se qualifiant de décisions de politique générale fondamentale.
D’abord, les villes et municipalités doivent s’assurer que les décisions d’importance capitale touchant des considérations d’ordre social, politique ou économique sont prises par le conseil municipal ou la personne à qui ce pouvoir a été délégué. De cette façon, les villes et municipalités s’assureront de diminuer les risques d’engager la responsabilité de l’auteur ayant pris cette décision, lorsque celui-ci exerce des fonctions éloignées des représentants gouvernementaux ou de mise en œuvre.
Nous recommandons également que les critères objectifs pris en compte pour mener à la décision du conseil municipal soit clairement énumérés dans la résolution. .
Un dernier conseil, suivant le jugement rendu par la Cour d’appel, pouvant être donné aux villes et municipalités concernant la prise de leurs décisions est de privilégier des décisions qui sont non seulement prospectives, mais également d’application générale, plutôt que de viser un cas en particulier. De cette manière, la décision prise se rapprochera davantage d’une décision de politique générale fondamentale plutôt que d’une simple décision opérationnelle.
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[1] Forcier & Frères ltée c. Ville de Malartic, 2023 QCCA 746.
[2] Nelson (Ville de) c. Marchi, 2021 CSC 41 (ci-après « Nelson »)
[3] Mémoire d’appel de l’intimée, p. 11-12.
[4] Nelson, préc., note 2, par. 68, repris dans Forcier & Frères ltée c. Ville de Malartic, préc., note 1, par. 14
[5] Nelson, préc., note 2, par. 63.