Introduction

Le 9 novembre 2023, le ministre du Travail et des Aînés du Canada déposait à la Chambre des communes le projet de loi C-58, la Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles (ci-après : le « Projet de loi »). Ce dernier vise principalement à limiter la possibilité pour les employeurs de juridiction fédérale1 d’avoir recours aux travailleurs de remplacement pendant une grève ou un lock-out. Présentement à l’étude, si le Projet de loi était adopté, il entrerait en vigueur dix-huit mois après la date de sa sanction et les nouvelles mesures s’appliqueraient alors à toute grève ou à tout lock-out en cours à cette date2.

Les modifications proposées auraient vraisemblablement un impact significatif sur le rapport de force dans le cadre de la négociation de conventions collectives sous le régime fédéral.

Le dépôt du Projet de loi fait notamment suite à l’exercice, au printemps dernier, d’un droit de grève par plus de 100 000 fonctionnaires fédéraux syndiqués auprès de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC)3. Le gouvernement avait alors accordé à des salariés le choix de continuer à exercer leurs fonctions en télétravail, plutôt que de participer aux moyens de pression. Cette proposition, décriée par les syndicats, était tout à fait légale eu égard aux dispositions actuelles du Code canadien du travail4 (ci-après : le « Code canadien »). 

En effet, la version actuelle du Code canadien permet aux employeurs fédéraux de faire appel, plus aisément, à des travailleurs de remplacement lors du déclenchement d’une grève ou d’un lock-out. Plus aisément, car bien que le Code canadien prévoie déjà qu’il est interdit d’utiliser des travailleurs de remplacement lors d’une grève ou d’un lock-out, cette interdiction n’est opposable à un employeur que si un syndicat est en mesure de démontrer que le recours aux travailleurs de remplacement a « le but établi de miner la capacité de représentation d’un syndicat plutôt que pour atteindre des objectifs légitimes de négociation »5. Or, il est généralement difficile pour la partie syndicale de démontrer un tel objectif. Les modifications proposées par le Projet de loi viennent sérieusement modifier les règles du jeu concernant le recours à des travailleurs de remplacement lors d’une grève ou d’un lock-out.

Importantes modifications concernant les travailleurs de remplacement et les services essentiels

Le Projet de loi comporte de nombreuses modifications secondaires ou accessoires. Nous abordons ici les principales modifications concernant (1) les travailleurs de remplacement et (2) les services essentiels.

1. Les travailleurs de remplacement

Le Projet de loi propose d’abroger l’article 94(2.1) du Code canadien, lequel impose aux syndicats, lors d’un recours à des travailleurs de remplacement, le fardeau de démontrer l’intention de l’employeur de miner la capacité de représentation d’un syndicat. Les nouvelles dispositions s’apparentent à plusieurs égards aux règles anti-briseurs de grève prévues au Code du travail6 applicables au Québec. Plus particulièrement, le Projet de loi prévoit que les employeurs fédéraux ne seront pas autorisés à retenir les services des personnes suivantes :

  • tout employé qui a été engagé après la date à laquelle l’avis de négociation collective a été donné ou toute personne qui occupe un poste de direction ou un poste de confiance comportant l’accès à des renseignements confidentiels en matière de relations du travail et qui a été engagé après la date de réception de l’avis de négociation7;
  •  tout entrepreneur autre qu’un entrepreneur dépendant ou tout employé d’un autre employeur8

En lien avec cette dernière interdiction, le Projet de loi précise que si l’employeur utilisait les services d’un entrepreneur ou d’un employé d’un autre employeur avant que l’avis de négociation ne soit donné, l’employeur pourra continuer à utiliser de tels services « de la même manière, dans la même mesure et dans les mêmes circonstances qui prévalaient » avant l’avis de négociation9.   

Le Projet de loi interdit également aux employeurs d’utiliser les services de quelconque(s) employé(s) d’une unité de négociation visée par une grève ou un lock-out impliquant l’arrêt de travail de tous les employés de l’unité10

Par ailleurs, dans des circonstances où il existe une menace pour « la vie, la santé et la sécurité de toute personne », une menace « de destruction ou de détérioration grave des biens ou des locaux de l’employeur » ou une menace « de graves dommages environnementaux touchant ces biens ou ces locaux »11, l’employeur pourra avoir recours à des travailleurs de remplacement, à la condition que l’utilisation des services desdits travailleurs soit « nécessaire pour parer à la situation »12.

Au surplus, le Projet de loi prévoit une pénalité pécuniaire pour les employeurs qui ne respecteraient pas les dispositions anti-briseurs de grève. En effet, il est question d’une pénalité maximale de 100 000$ par chaque jour au cours duquel se commet ou se poursuit une infraction au Code canadien13.

2. Maintien de certaines activités

Le Code canadien actuel prévoit déjà qu’en cours de grève ou de lock-out, l’employeur, le syndicat et les employés sont tenus de maintenir les activités qui préviennent des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public14.

Le Projet de loi vise à améliorer le processus de maintien de ces activités en obligeant les employeurs et les syndicats à conclure une entente dès le début des négociations afin de déterminer quelles tâches doivent être maintenues en cas de grève ou de lock-out. 

En bref, le Projet de loi exige notamment d’un syndicat et d’un employeur qu’ils parviennent à une entente sur le maintien des activités au plus tard 15 jours après la remise de l’avis de négociation collective15. L’entente prévue par le Projet de loi devrait préciser quelles activités seront maintenues en cas de grève ou de lock-out, ainsi que la manière et la mesure dans lesquelles les parties devront les maintenir. Si les parties ne parviennent pas à une telle entente dans le délai prévu, l’une ou l’autre des parties peut demander au Conseil canadien des relations industrielles de résoudre les questions en suspens et ce dernier est tenu de rendre une décision dans les 90 jours suivant la réception de la demande16.

Conclusion

En terminant, soulignons que les dispositions portant sur les travailleurs de remplacement proposées par le Projet de loi ne semblent avoir aucun rattachement à la notion d’ « établissement ». Il s’agit d’une importante distinction avec les règles anti-briseurs de grève prévues au Code du travail au Québec, lesquelles sont étroitement liées à la notion d’établissement. Le Projet de loi propose en effet d’interdire le recours aux travailleurs de remplacement « pour l’exécution de la totalité ou d’une partie des tâches d’un employé de l’unité de négociation »17, sans introduire la notion d’établissement où le travail est accompli.

Rappelons qu’au Québec, une controverse subsiste sur le recours aux travailleurs de remplacement en télétravail en raison du fait qu’ils exerceraient un travail à l’extérieur de l’établissement physique de l’employeur. En effet, la Cour supérieure18, se basant sur les enseignements de la Cour d’appel19, a récemment infirmé une décision du Tribunal administratif du travail en statuant qu’il n’était pas interdit pour un employeur de recourir aux services de salariés en télétravail lors d’un conflit de travail. Afin de conclure ainsi, la Cour supérieure a favorisé le maintien d’une interprétation restrictive de la notion d’établissement prévue à l’article 109.1 du Code du travail afin qu’elle ne vise que le lieu où il est possible de verrouiller les portes et où les activités sont habituellement exercées par les salariés visés par l’unité de négociation20

Nous verrons si les conclusions de cette décision seront maintenues par la Cour d’appel21. L’absence d’inclusion de la notion d’établissement dans le Projet de loi pourrait cependant constituer une indication que le législateur souhaite interdire aux entreprises de juridiction fédérale de recourir aux services de salariés en télétravail lors d’un conflit de travail.

S’il est adopté dans sa mouture actuelle, le Projet de loi aura certainement des répercussions sur l’équilibre du rapport de force entre les parties syndicales et patronales du secteur fédéral.  Les professionnels et professionnelles de Cain Lamarre suivront minutieusement l’élaboration de ce Projet de loi lors du déroulement des travaux parlementaires et nous vous tiendrons informés advenant l’adoption et la mise en vigueur des modifications proposées par le Projet de loi. 

Notre équipe en droit du travail et de l’emploi demeure disponible pour toute question – nous vous invitons à communiquer avec nous.

———————————————-

[1] Les industries de juridiction fédérale sont notamment certains services de transport (le transport aérien, aéronautique, ferroviaire, interprovincial ou international), les banques, les entreprises de communication (radiodiffusion, télédiffusion, câblodistribution, services Internet, services téléphoniques), le service postal, etc.

[2] Projet de loi C 58 : la Loi modifiant le Code canadien du travail et le Règlement de 2012 sur le Conseil canadien des relations industrielles, art. 18.

[3] Maude Ouellet, Grève des fonctionnaires : un tiers des membres de l’AFPC ont exprimé leur vote (21 avril 2023), Radio-Canada, en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1973371/greve-fonctionnaire-jour-3-arc-afpc-conseil-tresor.

[4] LRC 1985, c L-2.

[5] Ibid, art 94 (2.1).

[6] RLRQ, c C-27.

[7] Supra note 2, art 9(2) modifiant l’article 94 (4) a) du Code canadien.

[8] Ibid, art 9(2) modifiant l’article 94 (4) b) du Code canadien.

[9] Ibid, art 9(2) modifiant l’article 94 (5) du Code canadien.

[10] Ibid, art 9(2) modifiant l’article 94 (6) du Code canadien.

[11] Ibid, art 9(2) modifiant l’article 94 (7) a) i) à iii) du Code canadien.

[12] Ibid, art 9(2) modifiant l’article 94 (7) b) du Code canadien.

[13] Supra note 2, art 12 insérant un nouvel article 100.1.

[14] Supra note 4, art 87.4(1).

[15] Supra note 3, art 6(1) modifiant l’article 87.4(2) du Code canadien. Le Code canadien ne prévoit pas une telle obligation actuellement. L’une ou l’autre des parties doit plutôt envoyer à l’autre une liste de services qui doivent être maintenus selon elle dans un délai de 15 jours suivant l’avis de négociation. C’est ensuite que s’amorce la négociation d’une telle liste entre les parties.

[16] Ibid, art 6(3) modifiant l’article 87.4(6.1) du Code canadien.

[17] Supra, note 7.

[18] Groupe CRH Canada inc. c. Tribunal administratif du travail, 2023 QCCS 1259.

[19] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638, requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée.

[20] Ibid ; Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 2161 ; Les avocats et notaires de l’État québécois c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 224.

[21] Requête pour permission d’appeler accueillie : Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2023 QCCA 972.