L’arrêt Magasins Best Buy ltée et la réponse du législateur québécois

La Charte de la langue française (ci-après : la « Charte ») édicte que le législateur peut adopter, par règlement, des dispositions encadrant l’affichage public et la publicité commerciale dans une langue autre que le français1. De cette habilitation législative est né le Règlement sur la langue du commerce et des affaires (ci-après : le « Règlement ») qui tempère le principe cardinal voulant que l’affichage public et la publicité commerciale soient effectués en langue française uniquement en prévoyant notamment que :

« 25. Dans l’affichage public et la publicité commerciale, peuvent être rédigés uniquement dans une autre langue que le français:

[…]

4°  une marque de commerce reconnue au sens de la Loi sur les marques de commerce (L.R.C. 1985, c. T-13), sauf si une version française en a été déposée. »2

En vertu du libellé reproduit ci-dessus, une entreprise pourrait donc afficher publiquement une marque de commerce, déposée3 ou non, qui est rédigée uniquement dans une langue autre que le français et dont aucune version française n’a été déposée. Plusieurs entreprises ont voulu s’assurer du bien-fondé d’une telle interprétation; elles se sont donc adressées à la Cour supérieure du Québec en 2013 afin d’obtenir un jugement déclaratoire sur la question4. Dans le cadre cette instance judiciaire, le Procureur général du Québec a tenté de convaincre le tribunal, par diverses acrobaties interprétatives, que la Charte et le Règlement ne pouvaient prévoir une telle brèche dans la protection de la langue de Molière au sein de la province.

Finalement, la Cour supérieure a accueilli la demande et déclaré que l’affichage par les entreprises concernées de leurs marques de commerce ne comportant pas de termes français, à la devanture des établissements commerciaux qu’elles exploitent au Québec, est conforme aux dispositions de la Charte et du Règlement5. Considérant l’importance de la question en litige, la décision a été portée en appel devant un banc composé de cinq juges de la Cour d’appel du Québec. Dans un arrêt unanime rendu le 27 avril 2015, la plus haute autorité judiciaire de la province a confirmé le jugement rendu en première instance6. De l’avis de la Cour d’appel du Québec, la Charte et le Règlement sont clairs, ce qui implique que l’exercice interprétatif prôné par le Procureur général ne peut être retenu7.

En réaction à cet arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec, le gouvernement du Québec a modifié le Règlement par l’adoption d’un décret8 afin d’y introduire des dispositions destinées à encadrer le droit des entreprises d’afficher « à l’extérieur d’un immeuble »9 leurs marques de commerce rédigées uniquement dans une langue autre que le français. En pratique, ces dispositions ont créé l’obligation pour les entreprises désirant effectuer un tel affichage d’assurer une « présence suffisante du français » sur les lieux :

« 25.1. Lorsqu’une marque de commerce est affichée à l’extérieur d’un immeuble uniquement dans une autre langue que le français en application du paragraphe 4 de l’article 25, une présence suffisante du français doit aussi être assurée sur les lieux, en conformité avec les dispositions du présent règlement.

Aux fins du premier alinéa, la présence du français fait référence à l’affichage :

1°  d’un générique ou d’un descriptif des produits ou des services visés;

2°  d’un slogan;

3°  de tout autre terme ou mention, en privilégiant l’affichage d’information portant sur les produits ou les services au bénéfice des consommateurs ou des personnes qui fréquentent les lieux. 

[…]

25.3. Au sens de l’article 25.1, la présence suffisante du français s’entend d’un affichage dont les qualités permettent à la fois:

1°  de conférer au français une visibilité permanente, similaire à celle de la marque de commerce affichée;

2°  d’assurer sa lisibilité dans le même champ visuel que celui qui est principalement visé par l’affichage de la marque de commerce.

Est considéré satisfaire à ces exigences, l’affichage en français qui, par rapport à l’affichage de la marque de commerce, est conçu, éclairé et situé de manière à permettre de les lire facilement, tous deux à la fois, à tout moment où la marque est lisible, sans que cet affichage ne soit nécessairement présenté au même emplacement, dans un même nombre, avec les mêmes matériaux ou ne soit d’une même dimension. »10

Ces dispositions sont entrées en vigueur le 25 novembre 2016 et s’appliquent à tout affichage débutant après cette date, effectué à l’extérieur d’un immeuble, d’une marque de commerce rédigée dans une langue autre que le français11. En ce qui concerne les affichages de cette nature ayant débuté antérieurement à la date susmentionnée, un délai de trois (3) ans a été octroyé par le législateur afin de les rendre conformes aux nouvelles dispositions12. Ainsi, depuis le 25  novembre 2019, toute entreprise qui effectue l’affichage, à l’extérieur d’un immeuble, d’une marque de commerce rédigée dans une langue autre que le français, doit assurer une « présence suffisante du français » (telle que définie dans le Règlement) sur les lieux, sous réserve de l’application d’une exception prévue par le Règlement13.

La sanction du Projet de loi nᵒ 96 et ses incidences majeures sur le cadre juridique en matière d’affichage public de marques de commerce rédigées dans une langue autre que le français

Le 1er juin 2022, l’Assemblée Nationale du Québec a sanctionné le Projet de loi nᵒ 96, ainsi devenu la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français14 (ci-après : la « Loi »), laquelle renferme plusieurs dispositions ayant pour objet de modifier la Charte, notamment en ce qui concerne l’affichage public et la publicité commerciale de marques de commerce rédigées dans une langue autre que le français. De façon plus spécifique, la Loi prévoit que l’article suivant est intégré à la Charte :

« 58.1. Malgré l’article 58, dans l’affichage public et la publicité commerciale, une marque de commerce peut être rédigée, même en partie, uniquement dans une autre langue que le français, lorsque, à la fois, elle est une marque de commerce déposée au sens de la Loi sur les marques de commerce (Lois révisées du Canada, chapitre T-13) et qu’aucune version correspondante en français ne se trouve au registre tenu selon cette loi.

Toutefois, dans l’affichage public visible depuis l’extérieur d’un local, le français doit figurer de façon nettement prédominante, lorsqu’une telle marque y figure dans une telle autre langue.»15

Il ressort du libellé de l’article précité que seules les marques de commerce rédigées dans une langue autre que le français qui sont déposées (ou enregistrées) et dont aucune version française « ne se trouve »16 au registre des marques de commerce tenu par l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, pourront apparaître dans l’affichage public ou la publicité commerciale sans qu’il soit nécessaire de les accompagner d’une version française y figurant « de façon nettement prédominante ». Dans un règlement d’application de la Charte, le Gouvernement du Québec a indiqué que « dans l’affichage public et la publicité commerciale affichée faits à la fois en français et dans une autre langue, le français figure de façon nettement prédominante lorsque le texte rédigé en français a un impact visuel beaucoup plus important que le texte rédigé dans l’autre langue. », abstraction faite de l’impact visuel de la marque de commerce rédigée dans une langue autre que le français17. Plus concrètement, ce même règlement précise qu’un tel « impact visuel beaucoup plus important » se présume de façon irréfragable (c’est-à-dire sans qu’il soit possible de prouver le contraire) si toutes les conditions suivantes sont réunies, selon le cas applicable :

« 2. Lorsque les textes rédigés à la fois en français et dans une autre langue sont sur une même affiche, le texte rédigé en français est réputé avoir un impact visuel beaucoup plus important si les conditions suivantes sont réunies:

1°  l’espace consacré au texte rédigé en français est au moins 2 fois plus grand que celui consacré au texte rédigé dans l’autre langue;

2°  les caractères utilisés dans le texte rédigé en français sont au moins 2 fois plus grands que ceux utilisés dans le texte rédigé dans l’autre langue;

3°  les autres caractéristiques de cet affichage n’ont pas pour effet de réduire l’impact visuel du texte rédigé en français. 

3. Lorsque les textes rédigés à la fois en français et dans une autre langue sont sur des affiches distinctes et de même dimension, le texte rédigé en français est réputé avoir un impact visuel beaucoup plus important si les conditions suivantes sont réunies:

1°  les affiches sur lesquelles figure le texte rédigé en français sont au moins 2 fois plus nombreuses que celles sur lesquelles figure le texte rédigé dans l’autre langue;

2°  les caractères utilisés dans le texte rédigé en français sont au moins aussi grands que ceux utilisés dans le texte rédigé dans l’autre langue;

3°  les autres caractéristiques de cet affichage n’ont pas pour effet de réduire l’impact visuel du texte rédigé en français.

4.Lorsque les textes rédigés à la fois en français et dans une autre langue sont sur des affiches distinctes de dimensions différentes, le texte rédigé en français est réputé avoir un impact visuel beaucoup plus important si les conditions suivantes sont réunies:

1°  les affiches sur lesquelles figure le texte rédigé en français sont au moins aussi nombreuses que celles sur lesquelles figure le texte rédigé dans l’autre langue;

2°  les affiches sur lesquelles figure le texte rédigé en français sont au moins 2 fois plus grandes que celles sur lesquelles figure le texte rédigé dans l’autre langue;

3°  les caractères utilisés dans le texte rédigé en français sont au moins 2 fois plus grands que ceux utilisés dans le texte rédigé dans l’autre langue;

4°  les autres caractéristiques de cet affichage n’ont pas pour effet de réduire l’impact visuel du texte rédigé en français. »18

Par ailleurs, tout affichage public visible depuis l’extérieur d’un « local »19 sur lequel apparaît une marque de commerce rédigée dans une langue autre que le français, devra systématiquement incorporer une version française y figurant de façon nettement prédominante20.

Au demeurant, les entreprises qui effectuent l’affichage public de leurs marques de commerce rédigées dans une langue autre que le français ont intérêt à entreprendre rapidement les démarches requises pour assurer leur conformité aux nouvelles dispositions de la Charte qui seront effectives en date du 1er juin 202521. En effet, toute contravention à ces dispositions est susceptible d’être sanctionnée par l’émission d’une amende (d’un montant compris entre 3 000$ et 30 000$ pour une première contravention commise par une entreprise)22 et/ou par des mesures particulières (ex : émission d’une ordonnance enjoignant son destinataire à se conformer aux dispositions sous étude ou demande d’injonction adressée à la Cour supérieure en lien avec le respect de ces dispositions)23.

À retenir d’un point de vue pratique

  • Si votre marque de commerce rédigée dans une langue autre que le français n’est pas enregistrée en date du 1er juin 2025, celle-ci ne pourra plus licitement apparaître dans l’affichage public et la publicité commerciale faits au Québec pour votre entreprise, à moins d’être accompagnée d’une version française y figurant de façon nettement prédominante. Pour obtenir plus d’informations sur le processus d’enregistrement d’une marque de commerce auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, vous êtes invité à communiquer avec Me Adam Ansari à l’adresse électronique suivante : adam.ansari@cainlamarre.ca.

    Veuillez noter que cette même exigence sera applicable, à compter du 1er juin 2025, en ce qui concerne l’apparition d’une marque de commerce rédigée dans une langue autre que le français sur un produit. En outre, si un générique ou une mention descriptive du produit est intégré dans cette marque de commerce, ce générique ou cette mention descriptive devra apparaître sur le produit (ou sur un support qui s’y rattache de façon permanente) dans une version traduite en français24.
  • Si votre marque de commerce rédigée dans une langue autre que le français apparaît dans l’affichage public visible depuis l’extérieur de vos locaux en date du 1er juin 2025, vous devrez assurer que le français figure de façon nettement prédominante dans cet affichage public25. À cet égard, vous bénéficierez d’une présomption de conformité si la version française votre marque de commerce apparaît sur la même affiche (i) dans un espace au moins deux (2) fois plus grand que celui consacré à la version de votre marque de commerce dans une langue autre que le français et (ii) en caractères au moins deux (2) fois plus grands que ceux utilisés pour le texte de votre marque de commerce dans une langue autre que le français.  

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[1] Charte de la langue française, RLRQ, c. C-11, al. 58(3).

[2] Règlement sur la langue du commerce et des affaires, RLRQ, c. C-11, r. 9, art. 25.

[3] Veuillez noter qu’une marque de commerce « déposée » correspond à une marque de commerce enregistrée. Voir la Loi sur les marques de commerce (L.R.C. (1985), ch. T-13), art. 2 (définition de « marque de commerce déposée »).

[4] Magasins Best Buy ltée c. Québec (Procureur général), 2014 QCCS 1427.

[5] Id., par. 266.

[6] Québec (Procureure générale) c. Magasins Best Buy ltée, 2015 QCCA 747., par. 34.

[7] Id., par. 23-29.

[8] Décret 887-2016 adoptant le Règlement modifiant le Règlement sur la langue du commerce et des affaires, 12 octobre 2016, art. 1.

[9] La portée de l’expression « à l’extérieur d’un immeuble » est circonscrite dans le Règlement sur la langue du commerce et des affaires, préc., note 2, art. 25.2.

[10] Règlement sur la langue du commerce et des affaires, préc., note 2, art. 25.1 et 25.3.

[11] Décret 887-2016, préc., note 9, art. 2.

[12] Id.

[13] Voir le Règlement sur la langue du commerce et des affaires, préc., note 2, al. 25.2(3) et (4).

[14] Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, 2022, c. 14 (antérieurement désignée en tant que « Projet de loi nᵒ 96 »).

[15] Id., art. 48 (ajout de l’article 58.1 de la Charte).

[16] Id. L’utilisation de l’expression « ne se trouve » sous-entend que l’exception prévue à l’alinéa 58.1(1) de la Loi n’est plus applicable à l’égard d’une marque de commerce rédigée dans une langue autre que le français qui est déposée, et ce, dès qu’une version française de cette marque de commerce fait l’objet d’une inscription au registre des marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (une telle inscription survenant lors du dépôt d’une demande d’enregistrement).

[17] Règlement précisant la portée de l’expression «de façon nettement prédominante » pour l’application de la Charte de la langue française, RLRQ, c. C-11, r. 11, art. 1.

[18] Id., art. 2 à 4.

[19] Voir le Règlement sur la langue du commerce et des affaires, préc., note 2, par. 25.2(4)3) qui définit le vocable « local » de la sorte : « espace, fermé ou non, dédié à une activité, notamment un kiosque ou un comptoir destiné à la vente de produits dans un centre commercial, à l’exclusion d’installation à vocation temporaire ou saisonnière ».

[20] Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, préc., note 14.

[21] Id., par. 218(1)6).

[22] Id., art. 117 (remplacement de l’article 205 de la Charte). Veuillez noter que les seuils minimal et maximal prévus à cet article sont doublés en cas de première récidive, puis tripler pour toute récidive subséquente (voir le nouveau libellé de l’alinéa 207(1) de la Charte).

[23] Id., art. 116 (remplacement de l’article 177 et du titre IV de la Charte (y compris les articles 185 à 198)).

[24] Id., art. 43 (ajout de l’article 51.1 de la Charte).

[25] Veuillez noter que cette exigence est également applicable aux noms commerciaux (les noms sous lesquels une entreprise fait affaires) qui font l’objet d’un affichage public visible depuis l’extérieur d’un local, dans la mesure où de tels noms commerciaux comportent une expression tirée d’une langue autre que le français. Voir la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, préc., note 14, art. 49 (ajout de l’article 68.1 de la Charte).